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Merveille 21 : Les Mots que j’aime, Philippe Delerm


Bonjour à tous !

Cette semaine, je vous partage un de mes livres favoris : Les mots que j'aime, de Philippe Delerm.


Le concept est tout simple : Delerm définit ses mots préférés, extraits de la vie de tous les jours, et nous explique pourquoi il les aiment tant. Il célèbre leur sens, leur sonorité, leur justesse, leur charme.

On se surprend à sourire beaucoup en lisant ce petit recueil. Il nous parle, raconte avec beaucoup de poésie plein de petites choses du quotidien. Il décrit le « bleu », la « neige », le « dimanche »…

On ré-emploie alors ces mots d’une tout autre façon. Delerm leur redonne un coup d’éclat. Maintenant, ils sont encore plus jolis qu'avant.

En voilà quelques-uns qui m’ont particulièrement marquée, en espérant que cela vous donne envie de découvrir les autres :)




Émotion :

On prépare tant et tant de stratagème pour y échapper. La minorité délibérée des espoirs doit entraîner celle des craintes, alors on se construit des carapaces d’habitudes. On se projette dans un avenir furtif et proche. On croit se connaître un peu. Et puis voilà. Ce n’était qu’un château de carte. Elle survient, visiteuse inattendue, faussement inespérée. On n’était pas si lourd, ni si solide. On est ému. On est mû, déplacé. Traversé par l’émotion, on devrait se trouver différent, et c’est tout le contraire. Il y a une envie immédiate, absolue de se noyer tout entier dans cette vague à l’âme. Se défaire alors de toutes les protections mentales, savoir que l’on n’était pas vraiment soi, avant, puisque ce qui nous bouge est un meilleur de nous, tellement plus fragile et tellement plus vrai. Se laisser pénètrer, s’abandonner, avoir la chair de poule. Ému, se reconnaître.


Dimanche :

Il préserve sa fraîcheur en dépit de l’évolution des rites. Il n’est plus essentiellement chemise blanche, odeur de poulet rôti ou sortie de messe, peut-être davantage chahut tendre des enfants dans le lit des parents, marché ou bicyclette, heure du déjeuner infiniment retardée. Mais il garde sa petite heure avec le soir, bien après la promenade obligatoire. Dans le dimanche soir, il y a tous les dimanches de la vie enfermés, suspendus dans une bulle solitaire. Pourquoi ? On ne souhaite pas le savoir, mais le dimanche soir est à la fois enfant, adolescent, et puis chargé de tout le temps qui a passé depuis. Un creux qui fait du bien, une tristesse douce.

Di : la syllabe qui dit que le jour est un jour a renversé son cours. Lundi, mardi : à chaque journée son programme assignée, comme une signature. Et puis dimanche. Cela commence comme un jour, mais s’échappe par magie dans un effet de manche. On va peut-être ne rien faire, et cependant s’y retrouver. Il y a la chance d’une liberté. On va quitter sa vie, un peu, et pour finir se rassembler, se ressembler. Dans l’eau du bain, se révéler. Dimanche.


Vie :

Un cri. Il a choisit de n’épouser en rien ce qui pourrait être le cours d’une existence, de ne rien évoquer de ce qui pourrait être un chemin, une aventure, un destin. Il a préféré s’en tenir au primal, à la surrection aiguë. Vie. Il y a l’urgence, la douleur, la violence de l’instant. Parfois on entend, c’est la vie. L’article défini voudrait en faire une vérité générale, négative et partagée. Mais vie, c’est presque l’inverse de la vie. Il n’y a pas de moyenne, de possibilité globale d’envisager ce qui reste une douleur hurlante : cris de la mère, cris de l’enfant, deux solitudes terrifiées par l’extrême début. Vie, c’est la seconde pure et dure où l’air à goût de sang.


Allégresse :

Ça ne jaillit pas vers les hauteurs oxygénés, comme la joie. Ça n’interroge pas le cours de la vie, comme le bonheur. Mais c’est un joli mot, qui déploie le corps et l’esprit dans un assentiment au monde. On n’attend rien de plus, simplement de goûter comme jamais à la fraîcheur du petit matin. À bicyclette, c’est bien ça, quand la ville dort encore, le pédalage peut traduire cette rondeur inattendue, parfaite. Des pas de danse dans la tête, on n’a aucune raison de faire la fête,  et c’est ça, l’allégresse. S’étonner d’être bien, et puis s’abandonner. On a des ailes, quand même ça dure un peu dans le presque grave, avant de se dissoudre sans regret. Ça vous tombe dessus puis ça s’en va, et ça reviendra par hasard sans que l’on sache pourquoi. C’est un des rares sentiments qui ne génèrent aucune angoisse, aucun désir de possession, aucun regret. Ça vous envahit et ça ne vous appartient pas. Un mélange de sensations ? Mais non, c’est beaucoup plus profond que ça, et plus insaisissable. On n’aura pas la clé. Il faut se laisser faire.


Fragile :

À la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste, il livre d'emblée la probabilité, voire l'annonce d'une cassure, d'une fracture. La consonne centrale en atténue légèrement le choc, quand la dernière syllabe souligne en paraphe diaphane la délicatesse et peut-être déjà l'idée d'une possible meurtrissure.

Mais optimiste aussi. Ce qui est fragile n'est pas encore cassé. Une abondance de précautions s'impose qui peut-être préservera ce qui semble si menacé. Savoir que les choses, les sentiments, les êtres mêmes sont fragiles ne suffit certes pas à les protéger. Mais la conscience de leur fragilité leur donne tout leur prix, en menaçant de leur disparition. Fragile. Une façon prudente et fine de dissiper le mauvais sort en l'invoquant.


Croquis :

Il y a l'idée de simplifier, de donner juste l’idée. Mais ce n'est sans doute pas par hasard que les sonorités de croquis sont aussi rondes en bouche. On ne croque pas la réalité comme on croque une pomme, et cependant... Si l'on peut faire un cro-quis, c'est que les choses sont vivantes, singulières. En les dessinant à grands traits, on leur prête une supériorité que leur évocation orale ne possédait pas. Faire un croquis, c'est partager la faim du monde. Pour que l'autre puisse imaginer. Mais aussi pour qu'il se dise qu'il ne s'agit que d'une esquisse, que le réel est autrement complexe. Et puis pour sublimer l'idée de forme. Il y a certes les couleurs, les odeurs, le vent ou le soleil. Mais tout au cœur il y a un plan, des lignes, une contingence qui ne s'évanouit pas dans l'aléatoire poésie des sensations. La vie existe, puisqu’elle nous dépasse. « Attends, je vais essayer de te faire un croquis.»



Belle semaine ! (et surtout bon di-manche...)


Tess






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